Le Cheval de Moldovalachie est le poème que Georges Séféris a composé durant
son deuxième séjour à Bucarest. Il s’agit d’une composition plutôt longue (si
on la compare aux autres poèmes) et qui n’a jamais fait partie d’aucun recueil
publié par le poète de son vivant. Il l’a lui-même qualifiée d’esquisse qui, en
tant que telle, fait partie de son journal intime daté du 19 mai 1939. Ce
poème a également été publié en 1976, après la mort du poète, avec certaines
variations, sans la mention esquisse, mais toujours daté du
19 mai 1939, dans le recueil Τετράδιο Γυμνασμάτων Β΄.
Le poète, influencé par le climat angoissant du début de
la Seconde Guerre mondiale, transpose ses sentiments négatifs sur la situation
politique décadente durant ses séjours en Roumanie et notamment à Bucarest.
Georges Séféris, depuis sa fenêtre de l’Athénée Palace
dominant le palais royal et la Calea Victoriei, est comme fasciné
par la statue équestre du roi Carol Ier qui vient d’être
inaugurée – justement le 10 mai 1939 –, à l’occasion de la
célébration du centenaire de sa naissance en 18391, pour
célébrer l’avènement du premier roi au trône le 10 mai 1866.
Cette statue a
vraisemblablement inspiré cette esquisse. Nous nous trouvons au centre
politique de la capitale roumaine, au cœur de la ville où symboliquement le
pouvoir actuel affronte l’histoire du pays. La statue du roi et le roi dans le
palais s’opposent et s’affrontent jusqu’à la confusion. La réalité face à
l’histoire semble fuir ses responsabilités.
ESQUISSE POUR LE CHEVAL DE MOLDOVALACHIE
Un panache, une lance, un arbre.
Sur l’autre rive, un cheval.
Au milieu coulent des chairs et des parfums de
femmes,
dans ces chairs, des hommes ni joyeux ni
maussades,
décidés,
pas décideurs,
décidés par le fait d’autrui ;
peut-être par ces deux rois :
l’un habitant son empreinte de bronze
l’autre habitant son empreinte de chair
par les deux rois peut-être
ou par le cheval
au ventre-gouffre si légèrement porté
sur quatre jambes
qui nous dupent sur la pointe des pieds.
L’horreur n’est jamais visible
on ne voit pas le grand hameçon qui pêche
par-dessus
le piédestal rougeâtre,
quand on fait attention, on comprend la
catastrophe :
le sperme crochu
qui jaillit de ses attributs terribles,
impassibles,
tel un canon inutile dans un manoir d’Hydra,
semence de mort
qui viole sûrement quiconque il vise ;
le traîne comme Achille, traînait Hector
le dos au sol dans la poussière
nu pâle déshonoré
parmi les réclames brodées qui clignotent
dans le flanc fatigué des femmes
sillons embourbés de l’amour
au milieu des pneus chauffés à blanc et des
exhalaisons
des automobiles
alors que la chaleur accable et que les
uniformes présentent
leurs armes et que les petites trompettes de
bronze sont restées
sans air –
il le porte inexorablement dans le lourd ventre
du cheval
à l’appendice monstrueux du roi mort dans le dos
et les narines qui s’ouvrent sentant le dégoût.
Cérémonie secrète silencieuse inaudible
offrande à l’homme qui gouvernait tenant le
globe et le sceptre
offrande au cheval dans l’homme qui hennissait
et
s’ensanglantait les ongles tandis que l’autre
dormait
qui ne se rassasie même pas en ce moment où
l’autre a transmuté
le sommeil
cérémonie sans sermon, sans démarche hiératique,
ni flambeaux ni célébration de sacrifices,
mais avec nos gestes quotidiens et notre
attitude
quotidienne
avec nos petites souffrances et nos joies
impersonnelles
avec la ride habituelle au front quand on
décroche le
téléphone pour parler
avec l’œil fatigué et la poignée de main molle
quand on
rencontre quelqu’un qui importune
cortège funèbre à l’ordre imperceptible de la
vie maladive
du monde éphémère.